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jacques cauda
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18 décembre 2011

Surfiguration

 Noël 1992

« Nous, c’est-à-dire mes deux amis surnommés Saucisson et Petit Muscle, et moi, fîmes une fête chez Sonia , au sens Félibien du mot, des feux paraissant en l’air, au-dessus d’une grande table de forme octogonale recouverte du manger, de tubéreuses et d’œillets en plastique. C’était immonde et magnifique, comme dans l’entrée où la mère de Sonia avait disposé sur  des étagères en coin des poupées d’Espagne et des peluches assises dans différentes attitudes, certaines tenant un flageolet, d’autres des instruments champêtres inconnus. Le plafond était entouré de bougies en verre, toutes munies d’ampoules et bien espacées de trois pouces l’une de l’autre, diffusant ainsi une pâle lumière jaune d’œuf quand on allumait. Dans le séjour, en angle, une plante tombait d’une colonne en faux albâtre, colonne percée à jour depuis le bas jusqu’en haut, et qui avait sa base et son chapiteau ornés de fleurs d’orangers tournant en forme de vis torsadée comme le fameux baldaquin de l’église du Val-de-Grâce réalisé par Mansart. Au-dessus du buffet, dans une niche, à droite du téléviseur, se tenait un groupe sculpté représentant des chevaux aux pieds desquels des soldats de Russie posaient sur un napperon en laine bleue, jaune et blanche, tricotée au crochet. Au sol, un grand samovar, d’une si grande finesse que l’on distinguait sa cheminée centrale à travers. Nous y fîmes tout de suite du thé additionné de gingembre et de grandes quantités de rhum. Le canapé était recouvert d’un tissu aux motifs géométriques, des triangles isocèles, des triangles rectangles, et d’autres figures qui allaient du point jusqu’au carré en passant par le cercle ou le polygone. Quelques chaises sans rien d’extraordinaire pour qu’il en fut fait mention ici. Des chaises lisses aux pieds cannelés verticalement à intervalles égaux, recouvertes de petits coussins  à motifs floraux ou de scènes de chasse. Celui que Sonia chevauchait à notre arrivée représentait un grand cerf couché au seuil d’une maison où quelqu’un accoudé à l’une des fenêtres regardait passer un homme courir entièrement nu ! Enfin, comme c’était Noël, il y avait un grand sapin dressé dans la pièce, les branches poudrées de blanc, au bout desquelles une flopée de petits lampions en forme d’accordéons, que Sonia avait peint en argent et en or, se balançait quand on soufflait dessus.

Voici comment nous découvrîmes l’intérieur où vivait notre Sonia, quand nous entrâmes les bras chargés de champagne, nougats, chocolats, pain d’épices, bières de Turgau et vins des Alpes Rhétiques.

Maintenant, pour éclairer d’un jour nouveau  la suite du récit, je dois procéder différemment, et m’inspirer des meilleures peintures d’histoires, c’est-à-dire décrire par simultanéité d’actions, tel Nicolas Poussin voulant montrer comment la manne fut envoyée aux juifs, représenta en même temps la langueur des uns à attendre les nourritures, l’empressement des autres à les manger et les grâces des derniers à remercier le ciel. Et tout ceci, je le répète, en même temps et dans un seul et même moment. On admettra donc à partir d’ici que les personnages y sont parce qu’ils y sont sans savoir pourquoi ni comment ni par quel chemin ils y sont quand ils y sont ou non.

 

* Saucisson vu de trois quart gauche, assis autour de la table octogonale, le verre à la main, naer het leaven, « pris sur le vif » selon l’expression qu’il y a sur 74 dessins faits par Bruegel croquant 112 hommes et femmes et 6 animaux ( 3 chevaux, 1 mule, 1 cerf et 1 bison d’Amérique). Dans cet ensemble, 37 des personnages sont de face, 28 de profil et 47 de dos, exactement comme Petit Muscle, dont on n’aperçoit que les cheveux frisés dépassant du dossier de la chaise où il est assis. Sans retomber dans le « naturalisme » d’un Giambattista della Porta dont le  Humana Physiognomonia paru en 1586, et peut-être repris par Le Brun, lors d’une conférence sur le jeu physiognomonique, et plus expressivement dans près de 250 dessins conservés au Louvre, on pourrait dire de Petit Muscle qu’il était du type « garçon-mouton », selon cet agencement des lois secrètes de ressemblance, d’antipathie et sympathie, « ainsi de la ronce qui guérit la morsure des vipères, parce que ses épines et leurs crocs se ressemblent », comme l’a affirmé Le Brun , dans la version assez confuse de Picart, celle de Le Brun étant perdue.

Noueux comme le genou protubérant de l’ovin, Petit Muscle marchait les jambes très écartées l’une de l’autre, les pieds en dedans et les bras cerclés comme autour d’un tonneau. Tout en rondeurs mais aussi éphémères que la laine boucle le dos du mouton, l’enveloppe avant la tonte. Rondeurs qui contrastaient avec la maigreur de son visage ou la dureté de son pied  avec lequel il pouvait éventrer un mur de plâtre quand il s’entraînait au karaté. Ainsi, observé sous cet angle, Petit Muscle  n’apparaissait plus aussi rond, assis les bras ballant le long de son corps , et de ronds ne subsistaient plus que ses cheveux bouclés, de larges boucles châtain foncé, qu’il portait assez courts, tout au moins beaucoup plus que la plupart de ses contemporains.

Chez Saucisson qui était noir de poils , d’un noir d’âme torturée d’idées noires, le cheveu était raide et tombait sur ses joues comme deux lames de couteau. Sa barbe toujours hirsute lui donnait la figure d’une hyène aux poils de menton collés par le sang quand le museau ressort du corps de la victime qu’elle vient d’ouvrir, la plupart du temps par l’anus, partie plus tendre. En revanche, le reste de son corps, et principalement sa démarche, indiquait une longue ligne de fatigue qui semblait traverser toute sa personne. C’était une hyène qui s’épuisait vite et dont Le Brun  aurait peiné à cerner le caractère sauf à dire que sa tête s’offrant comme un raccourci indiquait une psychologie primaire, souvent décelée à hauteur des points de jonction  des lignes significatives au niveau du front absent chez Saucisson et au niveau des paupières supérieures qui tombaient comme une taie sur son œil et qui accentuaient cet air de fatigue perpétuelle qui le caractérisait.

 

*Sonia, la bouche en rond de serviette, dans un halo de jaunes et de bleus , principaux composants de la lumière du jour, est appuyée le dos à la fenêtre du séjour. À ses pieds, Petit Muscle et Saucisson sont agenouillés dans une posture qui l’implore.

 

*La mère de Sonia, debout parmi les convives qui l’applaudissent présente un énorme vatrouchka au fromage blanc parfumé au citron, farci de raisins secs, gros et rond comme une tourte géante, et décoré de croisillons.

 

*Légèrement flou, comme certains plans chez Renoir ou chez Vermeer, « peindre flou » question de savoir si c’est le regard ou la main qui distingue. Ici, la mère de Sonia, près de la porte d’entrée déjà entrouverte, prête à dire quelque chose comme : «  Au revoir mes petits pigeons , laissez tomber la vaisselle et amusez-vous bien. Ça va être dur cet après-midi au magasin, au moment des fêtes les gens sont marteaux ! Bisous ! »

 

*La table est débarrassée. Petit Muscle tient à la main un magnum de Rémy Martin dont on lit REM---v.s. fine champ---- au-dessus de la première étoile dorée qui brille au premier tiers de l’étiquette. Quatre verres sans pied, tour à facettes, col évasé, sont vides ou à demi plein selon qu’on doit devancer les tentations par leurs contraires (et l’inverse) comme c’est écrit dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus. Deux cent cinquante grammes de tabac enveloppés dans du papier vert doré éventré sur la table recouverte d’une toile cirée à carreaux, rend les mêmes jaunes verdâtres, reflets tritons et salamandres, que ceux causés par la bouteille de cognac (grenouille d’ambre à l’intérieur du verre opaque), sources de voluptés immatérielles, miroir gravissant la parole dont chacun paraît très animé sauf Saucisson assis en face de Sonia, abîmé, tête confuse.

 

 *Ici, la scène doit tout autant à l’inspiration qu’à l’expiration. À quoi s’ajoute un temps de silence, un intervalle qui annonce des cris de plus en plus plaintifs, des gémissements exprimés avec une telle force, une telle sauvagerie et une telle conviction qu’ils nous feraient pâmer tous les quatre en même temps si la vie était synonyme  d’harmonie.

©Jacques Cauda10

 Sonia, Pastel sur papier © Jacques Cauda

*Les mêmes. Sourires. Regards. Et conclusion : les suites d’un tel acte, à plus ou moins brève échéance, rehaussent des ramifications souterraines à l’air libre qu’on adore exprimer comme l’a si bien dit l’abbé de Pure : « L’esprit du sexe n’est pas grand causeur sur les désirs, il ne l’est que sur les choses faites. » Sans doute est-ce la leçon de morale qui pourrait clore ce conte de Noël ? ! Avec cette dernière interrogation sur les écarts qu’il y a entre les désirs et les choses faites, écarts ici assez mineurs du même ordre que ceux qu’il y a posé entre les deux versions du Tricheur de Georges de La Tour, le premier Tricheur à l’as de carreau et le  second à l’as de trèfle, et d’autres changements d’une toile à l’autre, infimes, expressions des quatre personnages (assis de droite à gauche autour d’une table, le profil de l’adolescent dupé, la grosse femme blanche de face glissant vers la servante seule debout et le sombre tricheur de biais) couleurs des vêtements, accessoires, rubans, aigrette…. Dont l’inventaire précis serait plus fastidieux qu’éclairant sur les écarts que l’érotisme prend aux formes dans la volupté qu’il côtoie, et si terrible, si puissant soit-il, et tant est qu’en toutes choses, l’érotisme, comme le dit Bossuet de l’éloquence paulinienne, soit puissant en ce qu’il est faible…"

 © Jacques Cauda

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